Compartiment C , voiture 293; Edward Hopper 1938.
Soir d’automne. Le ciel rougeoie à l’horizon. Un lambeau qui descend et se déploie. Il fera froid. L’eau du fleuve court en sens inverse de la marche du train ; inexorable fuite des minutes et des heures… Elle le sait bien car il lui reste peu de temps avant la générale. Moins de deux heures. Elle hésite encore sur les mesures 176 et suite de « my man ‘s gone », là où la voix se fait implorante. Sotto- voce… Peut-être qu’elle n’y arrivera pas. Il le faut pourtant ; pour lui, qui ne viendra plus aux répétitions, plus aux concerts, plus dans leurs loges. C’est pour lui qu’elle travaille depuis des semaines cette partition. La caresse, pour qu’elle lui parle, lui livre l’âme de son auteur. Et puis ce sont les dernières pages qu’il a écrites, George… Un peu plus d’une année sans lui. La partition est sur ses genoux, froissée là où elle hésite. Le blanc de linceul de la têtière s’est décalqué sur la page du recueil. Le blanc contraste avec ses habits à elle, presque collet monté de bleu marine et de fermeture. Jumper large et corsage ton sur ton qui cachent, en les uniformisant, de jolis seins de trente ans. La jupe est confortale et assez longue pour dissimuler le genou. Il se devine fin et bien lisse par la position adoptée. Une bonne éducation qui impose aux filles de tenir les jambes serrées quand on les croise. Une posture coquette tout de même qui interpelle. Lascive juste ce qu’il faut. Puis, l’œil remonte pour chercher son regard qu’elle ne lèvera pas. Trop attentive, concentrée, dans son monde. Ridicule, son chapeau ; de quoi a-t-elle peur ? De l’oublier dans le compartiment C ? Qu’on la reconnaisse ? Mais qui ignorera dimanche que Clara Sommers EST Serena, Et qui lui en voudrait de l’être ? Serena qui pleure avec amour son mari défunt, là-bas à Catfish Row. Un texte secondaire mais dont la plainte touche les cœurs en souffrance. Celui de la femme surtout ; jeune veuve de vingt-sept ans. Serena à la peau brune, Clara aux cheveux d’or, chantent à l’unisson. …Sorrow…Telling me I’m old now since I lose my man… Sorrow sitting by the fireplace… Le livre de Clara gît entr’ouvert sur la banquette verte, impeccable. Première classe. Voiture 293. Aseptisée, nettoyée des salissures du jour. Une Amérique proprette, pas du tout encline à se mêler aux autres ; ni au conflit qui s’annonce dans la vieille Europe de 1938. On se souvient de 17 et de 29 et « du mal- qu’on- a- eu- à- s’en- remettre ». On se préserve, on se replie, on s’observe. Mais le grand pays, fait de migrants besogneux, n’a-t-il pas toujours eu cette attitude ? Que lui disait-il, son professeur de piano, à George ? « Vos doigts, Guerchevine ! », en soulignant de mépris ou de reproche l’étrangeté de son nom de l’Est en le déformant ? La lumière s’est faite blafarde, verdâtre dans son écrasement, mortifère. Le deuil ne peut pas durer. À trente ans, on meurt ou l’on décide de se mettre à vivre. Clara du compartiment C ne sait pas encore quel aiguillage sera le sien. Gershwin est près d’elle et lui souffle la justesse des mesures délicates.
Passéiste, c’est le mot qui vient mais que je chasse. Faut avancer.
Avec ses souvenirs pourtant. Depuis une vingtaine d’années, certains élus s’en prennent aux places et avec de beaux mots, ils les déshabillent en disant qu’ils les rénovent ou les re-qualifient. La langue française est une belle langue tout de même… Mais a-t-on besoin de rénover dans un cadre comme Aix, notamment, certains petits bijoux où l’on va volontiers? On fait, car il FAUT faire; pour laisser son empreinte sans doute, parce que changer est dans l’air du temps… D’autres communes ne touchent pas à leur place; elle est là depuis les ancêtres des ancêtres, à accueillir les vieux, les jeunes, les touristes, les passants… Paisible, pas dénaturée du tout, celle de Fuveau par exemple, fédératrice cet été pour y accueillir Moussu T et une foule venue de partout , comme à la crèche de Noël.
Et les arbres sur les places? « Ils sont malades et menacent de tomber » (sic), alors on les coupe ; une fois coupés, on vérifie le duramen et l’aubier; finalement, tout y était sain. Rien à comprendre, nous dit-on; et puis de quoi on se mêle?
Je parlais de souvenirs…Et de la place des prêcheurs à Aix, là où était mon lycée.
D’abord on a fermé l’église de la Madeleine, là où mon beau-père menait bon train sur l’orgue ses pièces de Bach, le dimanche…
Malade, elle aussi. Jamais plus rouverte. Puis, on a fermé notre lycée, devenu, après nous, collège; si, si, les jeunes filles du passé, renseignez-vous; fer-mée! J’y suis retournée, dans mon école, juste quelques années avant que cette décision ne soit prise; une visite un samedi de marché. J’ai tout revu, la cour de la Panouse, le cloître, la salle à manger ex-salle capitulaire, les salles de latin, en haut, coté est, chaudes au printemps et qui donnaient sur la rue Chastel et sur la cour sud minuscule où on se contenait si bien… J’ai tout revu; les filles avec, moi avec elles, nos 11 ans…
Aujourd’hui, on va couper les arbres, refaire une place… Besoin de look différent, comme on botoxe en esthétique… Pas vraiment compris pourquoi…
… Peut-être qu’à Aix , on a des sous à ne plus savoir qu’en faire…
C’est ce qui reste de ce qui a été: l’avant…
On était bien alors et on ne le mesurait pas; puis l’horreur, en quelques heures d’affres qui durent plus que normalement, on perd tout, enfin pas la vie, on l’espère; la maison, la joliesse du quartier, le calme de l’été, la colline des balades, le bleu du ciel et des jours heureux. Car tout part en fumée, embrasé, emporté par les flammes. D’abord on est venu nous dire qu’il fallait partir, qu’il ne fallait pas rester à la maison; ça s’appelle l’évacuation; de prendre quelques petits objets et de faire vite, les routes vont être coupées; on les maudit, ceux qui nous parlent, ces hommes du feu qui s’occupent pourtant bien de nous. On a arrosé le jardin comme on a pu, mis des draps mouillés entre le mur et les volets …pour isoler, mais on doit partir, vite. Bientôt ce sera trop tard et on devra se terrer dans la maison toute fermée et les flammes viendront lécher murs fenêtres et détruire le jardin et nos arbres.
Puis il y aura le matin calme où la luminosité ne sera plus celle de l’été. On rentrera après une nuit passée avec d’autres au gymnase ou ailleurs, ensemble avec les anciens qui souffrent et les petits qui pleurent.
En 89, au moment de partir, j’ai pris du pain, des couvertures, des pulls , de l’eau , les actes notariés, quelques bijoux et mes petits; nous sommes partis dans la 4L.
Pour nous ça n’a pas duré mais pour ceux de la nuit dernière, oui…
Duré un temps apocalyptique où le feu déclenche la haine. La faute à qui? Sans doute à un minable en mal de sensations qui se venge de qui sait quoi… La faute au vent d’ici qui est fou et on le sait bien; la faute à la sécheresse et à cette foutue pluie qui ne vient que lorsque on n’en veut plus car elle détruit tout elle aussi en insistant sur des terres qui ne l’absorbent plus. Cette violence des éléments et de nous-mêmes, on ne la cautionne pas mais elle est là.
Cette nuit je ne dormais pas par solidarité à ceux qui, épuisés, luttaient pourtant, pour venir à bout de cette chaîne de feu; à ceux qui regroupés, pleuraient , attendaient, priaient peut-être et espéraient parce que c’est humain; à Stéphanie en détresse aussi, à ses chevaux égarés; à Élodie qui devait être sur le front du feu en tant que pompier…Stéphanie, Élodie, les deux copines de classe. Mes deux petites élèves… Grandes!
De ces disciplines scolaires que certains élèves ne parviennent pas à apprendre…
Madame, vous êtes chouet’. J’ai adoré vos mains. Elles parlaient mieux que votre bouche, car ce qu’elle disait, je le détestais ! Je ne comprenais rien, je ne comprends toujours pas, aussi j’abandonne, c’est dit. Vous, je vous respecte, votre matière, je la hais! Je n’y arrive pas… Je ne suis pas intelligente, pourtant ma grand-mère me dit que je le suis, mais ce n’est pas de la bonne intelligence, je le sens bien. Je ne veux plus continuer à vous décevoir avec mes notes minables. Aussi à votre cours, je ne viendrai plus, mais plus jamais ! Non, non, jamais plus, vous entendez ? Vous ferez comme si j’étais là. Ne me marquez pas absente. Je vous promets que je ne ferai pas de bêtises pendant ce temps de disparition de votre cours. Je vous laisse mon numéro de portable. Pour que vous soyez rassurée et pour l’aide… que vous savez bien apporter aux jeunes comme moi, mais surtout ne me le dites plus en anglais. Il est dans mes BD, votre Help. On dirait un aboiement, ce mot. Et puis, je le vois en rêve phosphorer, pardon, phosphorescent sur les murs de ma chambre tellement, derrière lui, j’ai besoin de sa version française. Je vous aimais bien, je crois que vous aussi. Clara- désertrice.
PS : Un conseil ! N’appelez pas mes parents ; Je ne les intéresse pas, c’est comme ça. Bientôt, eux aussi se passeront de moi, mais chut, Madame …
On se met à écrire comme ça, par goût ou pour ne pas pleurer ni se disputer; puis on écrit en longueur et on finit une histoire où l’on a glissé des choses que l’on connaît plutôt bien; là on se dit qu’il faut envoyer sa copie et on l’envoie autant de fois qu’on nous la retourne; l’éditeur a tout plein de phrases pour nous refuser le manuscrit; qu’on n’est pas dans sa ligne éditoriale, que le quota est dépassé, que la maison d’édition n’édite que très peu dans l’année, que…mais que c’est très bien écrit; ou alors qu’on tient vraiment un bon texte mais qu’il faudrait changer quelques petites choses; que l’on change pour recevoir un mot qui dit que finalement… Vivre loin de Paris semble rédhibitoire aussi.
Ce qu’il faut , c’est de la patience; laisser infuser davantage comme disait Michaux…
Puis, un soir ou un matin comme les autres, on nous écrit que ce manuscrit envoyé, on vous le publie! On ne sait pas bien pourquoi, d’un coup, on est élu. C’est comme quand on disait aux élèves excellents en anglais qui préparaient l’entrée au lycée international qu’il fallait être, le jour de la sélection, meilleur qu’un autre; c’est ça un concours; « vous êtes bons, les petits, mais il y a eu meilleur que vous, ne pleurez pas… » Être élu par un éditeur relève de cette fragilité. Qui a décidé que le texte tenait la route? Ce jour-là, celui ou celle qui l’a choisi au détriment d’un autre sans doute, était-il dans un état de bonheur particulier? Quels étaient ses critères d’approche? Qu’est ce qui a bien pu dans nos lignes, l’émouvoir pour qu’il nous choisisse? Lesquels de nos mots ont touché sa pensée de lecteur? On ne sait pas si ni comment on devra le remercier, ce lecteur-sélecteur…
Le livre se met en forme et le texte se reformule pour plus de clarté. Lectures après ratures, notre texte nous est livré en pâture et on devient redoutable à son égard ; comme si on l’habillait pour une fête étrange; qu’il soit à la hauteur, irréprochable. On s’apercevra que se tapissaient entre les phrases, des manques, des répétitions, des inexactitudes, des fautes-pas beaucoup- mais encore quelques unes. On traque ce qui échappe; on est redoutable comme l’a été la milice…
Le livre apparaît un jour, petit Pinocchio qui devient autonome. Il s’échappe , s’éloigne, comme un fils ingrat…Non, plutôt parce que on le pousse dehors; allez, vis ta vie, montre ce que tu sais faire.
Un livre, c’est ça. On lui donne en dot de bonnes adresses, on le dirige vers des mains sérieuses, toutefois il aura à se défendre, à se battre. De temps à autre , on revient le cajoler en le relisant, ce texte de cet autre que l’on était quand on l’a écrit et rendu mature.
De dédicaces en parlottes, de salons en fêtes du livre, de présentations en lectures, on apprend à le mieux connaître car le lecteur nous le présente toujours comme si nous ne l’avions pas encore lu; et c’est vrai, notre lecture en est différente…très différente.
Dans le creux des journées et des mois, sera né un autre livre puis un suivant encore… Pourtant, on dorlotera longtemps le premier, les premiers, car, ils nous parlent de tant de gens de la route qu’on a faite, qu’ils sont devenus, ces livres précédant les suivants, responsables et témoins de ces vies déguisées que l’on a côtoyées en vrai et qui nous ont bouleversés au point de vouloir continuer à leur tendre la main, dans un souffle écrit.
Petits mots d’été, intemporels pourtant, que j’adresse à Françoise, Paola et à Jean-Marie, mais aussi à Wilma, Luca, Pierluigi, Michel, Oriana, Pietro, Primavera; puis, à Jean-Claude et à Giovanni…Et, inlassablement, à Pierre et à Brigitte.
Marion sut marcher la veille de son dixième mois. Stable. Déterminée. Elle avançait, l’index pointé en avant, convoquant un regard qui l’ignorait, interpellant une silhouette, semblant l’accuser, d’une faute irréversible.
Régnant, petite forme frêle, sur une communauté qui déjà la redoutait.
Il se murmurait que l’enfant avait de l’avenir dans l’exercice du commandement.
Marion eut trois ans aux Bois Jolis, la maison de Chabinals qui la recueillit quand ses parents ne revinrent pas. Trois ans… On se mit à lui lire des contes pour enfants de son âge, des récits de petites filles, brunes, rousses ou blondes comme elle, mais les mots de ces livres n’étaient que des sons. Marion voulait que l’enfant quittât la page et s’avançât pour jouer avec elle, ce qu’il ne faisait jamais, même si Zeralda* la fixait, si Zloty* venait vers elle sur sa moto, si Tiffany* lui tendait la main…
Alors sur un site marchand, on commanda des marionnettes. De bonne taille, dans un caoutchouc moderne bien flexible ; une bonne douzaine. Nues ou presque, avec des mains rigides et sans intention particulière. Marion enroula les formes dans l’étoffe immédiate qui s’offrait, les couvrit des grands mouchoirs colorés de Grand-mère ; la vie palpiterait sous ces corps malléables. On les habilla et Marion décida pour elles une identité. Trop peu nombreuses encore, ces marionnettes, aux pieds de Marion suzeraine.
On en commanda tant d’autres pendant les mois qui suivirent. Un nouveau royaume, ces âmes particulières qui s’amoncelaient en tas jusqu’au deuxième tiroir de l’armoire déjà pleine, risquant de se déverser sur le lit de l’enfant.
Infatigable et dominatrice, la petite fille n’avait de cesse de créer un autre personnage affublé d’un rôle original. La chambre ne suffisait plus à loger les petites marions.
Quand Grand mère vint réveiller la fillette ce mardi-là pour l’école, elle la chercha puis la trouva qui dormait sereine…
Étouffée par ses marionnettes qu’elle n’avait pas su contempler à bonne distance.
* Petites filles des contes de Tomi Ungerer.
Il est des moments dans notre vie de cloporte où tout se calme, comme à l’heure bleue, où l’on entend seulement le va-et- vient de la respiration, et c’est tant mieux, car le bruit des guerres et de la hargne a disparu pour quelques instants que l’on souhaite tant voir durer.
Bref…au mois d’Août, le gâteau qui levait depuis le premier janvier , fait plouf, s’écrasant mollement; tout se fait ainsi: l’agitation de l’année, les discussions intempestives, les occupations, les dissensions, les idées; et l’on ose espérer que s’amollira la violence, je veux dire qu’elle deviendra inexistante, radicalement à plat.
Donc, tout devient mou, vague, c’est la pause d’août; on se divertit, car il faut se divertir absolument, sinon, on n’aura pas vécu, on ne pourra pas raconter , on ne brillera pas en société au retour, on n’aura pas voyagé loin, on ne saura pas parler de telle ou telle expo, de tel concert, ni montrer son bronzage…
Re-bref… on s’occupe ailleurs vaguement; de restaurants qui durent en déambulations molles.
Si, en août, on envoie un email, il vous retourne tout de go disant: « je suis absent-e du …août au …août », c’est à dire en vacance qui sait où.
Dès septembre on sera neuf, comme les cahiers des gosses, comme les affaires scolaires qui nous font croire qu’avec un nouveau matériel ils vont être meilleurs, comme les inscriptions à des groupes de divertissement communs où toulemondeylébo-toulemondeylégenti, (pour mes amis italiens: sono tutti belli, so tutti gentili, gli uomini); comme les promesses qu’on se fait chaque fois pour se tenir droit dans ses bottes, prêts à contribuer au bonheur de tous, but qu’on n’atteindra pas…
Dans l’intervalle, c’est dans la mollesse ambiante que les hommes vivent. Alors, comme le petit berger dans Mireiò, je vais reprendre mon sommeil…
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