Marion sut marcher la veille de son dixième mois. Stable. Déterminée. Elle avançait, l’index pointé en avant, convoquant un regard qui l’ignorait, interpellant une silhouette, semblant l’accuser, d’une faute irréversible.

Régnant, petite forme frêle, sur une communauté qui déjà la redoutait.

Il se murmurait que l’enfant avait de l’avenir dans l’exercice du commandement.

Marion eut trois ans aux Bois Jolis, la maison de Chabinals qui la recueillit quand ses parents ne revinrent pas. Trois ans… On se mit à lui lire des contes pour enfants de son âge, des récits de petites filles, brunes, rousses ou blondes comme elle, mais les mots de ces livres n’étaient que des sons. Marion voulait que l’enfant quittât la page et s’avançât pour jouer avec elle, ce qu’il ne faisait jamais, même si Zeralda* la fixait, si Zloty* venait vers elle sur sa moto, si Tiffany* lui tendait la main…

Alors sur un site marchand, on commanda des marionnettes. De bonne taille, dans un caoutchouc moderne bien flexible ; une bonne douzaine. Nues ou presque, avec des mains rigides et sans intention particulière. Marion enroula les formes dans l’étoffe immédiate qui s’offrait, les couvrit des grands mouchoirs colorés de Grand-mère ; la vie palpiterait sous ces corps malléables. On les habilla et Marion décida pour elles une identité. Trop peu nombreuses encore, ces marionnettes, aux pieds de Marion suzeraine.

On en commanda tant d’autres pendant les mois qui suivirent. Un nouveau royaume, ces âmes particulières qui s’amoncelaient en tas jusqu’au deuxième tiroir de l’armoire déjà pleine, risquant de se déverser sur le lit de l’enfant.

Infatigable et dominatrice, la petite fille n’avait de cesse de créer un autre personnage affublé d’un rôle original. La chambre ne suffisait plus à loger les petites marions.

Quand Grand mère vint réveiller la fillette ce mardi-là pour l’école, elle la chercha  puis la trouva qui dormait sereine…

Étouffée par ses marionnettes qu’elle n’avait pas su contempler à bonne distance.

 

* Petites filles des contes de Tomi Ungerer.