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Ne pas se laisser pétrifier par la neige qui tombe lentement chaque jour…

Mois

janvier 2018

D’un bout à l’autre…


 

Marseille, ce matin-là, avait des couleurs de mer du Nord. De celles que le souvenir confond pour les avoir superposées une vie. Avec les nuances de toutes les allées et venues des voyages du parcours que le temps implacable a imprimées en nous ; profondément…

Un message court.

 «  Marseille, Hôpital européen; j’y suis pour dix jours. Vous êtes parti de la ville ? Si ça vous dit de venir discuter… Mon nom est le même. Mélie T. »

Le téléphone affichait 6 heures dix, l’heure de juin où s’agitent, en France, les candidats au dernier effort de l’année, le Bac. Marseille est par la fenêtre, pas réveillée du tout ; elle tarde à le faire, malgré les spots et les néons, les lampes et les rampes, les rouges et les verts, les clignotants et les fluo. Elle s’étire dans une grise léthargie qui voile mes îles. C’est par elles que je commence. Une température de la journée, en somme. Pas de pluie encore. Peut-être la violence d’un orage et d’un autre, plus violent dans la soirée- ils aiment bien, les orages, nous surprendre, quand on dort ou quand le corps fatigue en fin de journée, rabougri, et tout gris…

Marseille cotonne au Frioul, voile le Château d’if ; quant à Pomègues, où est-elle, la belle allongée ? Le large a décidé de rester camouflé dans un maillage métallique et plombé, comme le ciel, comme sa mer au-dessous, dans la pâleur du spectre qui est le mien. Et ma ville a fondu, ses linéaments avec elle. « Boude, ma fille, je boude aussi ! »

Le café de six heures trente et mon nez sur la vitre.

Je m’attarde sur Marseille qui n’aura pas bon caractère aujourd’hui, je le sens.

Et puis Mélie; trois lignes, sur téléphone.

Mélie… Mon chef d’établissement ; on ne dira donc jamais « ma chef » dans l’Éducation nationale ? Non, chef est masculin, un point, c’est tout ! Peut-être, ma principale, c’est comme ça qu’on l’appelait. Ou Madame Thilloy ; mais pas moi. La connivence donc, des années de voyage avaient amolli la rigidité de la hiérarchie. Restait le vouvoiement, mais il était tendre entre nous. « Mélie, vous… » équivalait à « ma belle, tu… » Chti, elle était. Le hasard des mutations l’avait amenée chez nous, à Suarès. Et moi, je la ramenais chez elle de temps à autre, au fil de mes voyages en mer du Nord. Elle avait été enseignante, forcément, avant d’être chef ; de français. Moi j’étais le prof’ d’anglais et j’emmenais les petits de son collège jusqu’à l’embouchure de la Tamise à l’Est. Southend-on-sea, la Mer du Nord.

Cockles and mussels, alive, Ô ![1] dit la comptine irlandaise que je leur apprenais en dégustant ces coquillages vivants, sur la plage uniforme, qui s’en allait vers l’est et bien plus loin encore quand les flots se déploient et virent au Nord.

«  M’sieu, on est fatigué, on peut dormir encore ? » et je les forçais, nos petits, à se dégourdir et courir sur les tout petits galets blanc-grisé ; le jour tardait à s’ouvrir, et nous, à nous réveiller ; il était toujours six heures du matin à Calais, avant le premier ferry; Mélie n’était plus le chef, mais j’étais encore un peu le prof’, avant de lâcher, confiant, les élèves dans leur famille d’accueil. À l’arrivée du car, au rendez-vous du débarcadère, la Mer du Nord devant nous qui n’en finissait plus vers le Nord hautin des espaces hauturiers…

Étale quelquefois et secrète dans sa flanelle grise de surface ; mystérieuse, dans ses taches profondes charbonneuses, dans son immensité vert-de-gris-déchiré, d’où le ciel ne pouvait plus s’échapper. Elle m’observait alors, Mélie, comme sa mer d’enfance, et je lui rendais un regard plein de la mienne du Sud, qui parfois, lorsqu’ elle se fâchait toute sombre, elle aussi, dans ses turbulences, menaçait de sa mine de plomb de venir se déverser sur la ville, peu soucieuse du qu’en dirait-on.

J’ai parlé de connivence, le souvenir convoque l’entente implicite…

La Mer du Nord, comme Mélie, était patiente ; elle avait dans sa palette tous les possibles et pouvait étalonner le sombre et le vivant et toutes leurs déclinaisons, depuis l’ambre gris à l’or pâle jusqu’ à ce bleu palpitant que l’on trouve dans les regards clairs des filles au teint blanc… Mélie était de celles-là. Comme sa mer, elle se taisait et demandait seulement que nous ramenions toujours ensemble les élèves de Suarès, depuis Southend- on- Sea jusqu’à Marseille. Seulement cela… Le reste nous appartenait alors et nous n’aurions pas à le restituer…

Mélie était à l’hôpital et j’accourais bientôt ; juste après ma dernière synthèse et les corrections d’appréciation sur bulletins, à moduler à la hausse ; on oublie, en fin d’année, qu’un élève a eu de trop mauvaises notes ; on les lui pardonne, surtout avant le brevet… Mélie insistait sur la part humaine de l’enseignant.

Combien de sessions de cet examen depuis son départ, sa mutation ; et notre éloignement des années ? Un dernier voyage ensemble là-haut chez vous, Mélie, vers le Nord, une dernière fête sur la plage à Callelongue, un soir de juillet, vous ne pouvez pas l’avoir oublié ?… Un contrepoint  délicat, en hommage aux années d’étroite collaboration, d’entendement sur le temps de la fugue.

Le point d’orgue s’est imposé de lui-même. En mineur, le tout dernier.

L’annonce d’un deuxième message me détournait du souvenir qui affluait sur mon paysage obturé.

« Whoops ! Patrick, ce n’est pas un ordre ; une invitation, seulement ça ! Venez quand-même. Service professeur Bouret, ch.225. Vous me rendez ma bise ? M. »

 M, Mélie, Madame Thilloy; sûre d’elle, compétente, et que les collègues jalousaient ou convoitaient suivant qu’ils étaient femmes ou hommes ; mais la dame du Nord  était la principale, alors… Mélie, même à l’hôpital, n’avait pas perdu de cette verve amusée qui m’avait séduit. Je le lui avais dit un bref instant d’admiration.

«  Vous virevoltez comme le mouvement de la mer! »

«  De laquelle, parlez-vous ? Parce que la mienne est tout sauf virevoltante ; elle est soucieuse et tapie comme une bête blessée sous un ciel qui la plombe, en la tenant responsable de tant de naufrages ou de trop grande complaisance avec l’ennemi pendant les guerres des hommes. Vous l’avez bien vue ? Grippée sous son écharpe anthracite ; rien à voir avec la vôtre Patrick, allons ! » Ça, c’était son côté « prof’ de français » qui trouvait toujours des arguments…Thèse, antithèse ; à moi la synthèse : Les flots se ressemblaient, qu’ils fussent au Nord ou au grand sud quand la tempête s’abattait.

J’allais lui téléphoner pour lui dire que ce matin, ma mer à moi était de plomb du côté de la Joliette et que, au sud de la ville, où Mélie se trouvait, son étendue n’était que d’acier et de fer.

Notre caractère au fil des discussions se livrait par procuration, en parlant de notre mer respective ; un mode de fonctionnement entre nous que si peu comprenaient… « Les Auffes boulèguent, ça va durer. » Ou bien encore : « Que de la bonasse du côté de David ! » qui signifiait que le bleu était revenu avec le soleil et le calme des flots du côté du Prado de la mer.

Mélie savait comment je fonctionnais ; au rythme de ma mer. La sienne, parce que je l’avais connue à ses côtés, me livrait ses sautes d’humeur à elle : à s’t’heur’, elle grisit au d’zeur. Nous nous parlions par mer interposée et nos mers, dans leur nuancier de paroles, nous rapprochaient…

Et vous, Mélie, comment je vais vous trouver tout à l’heure, dans la chambre 225 ? Je ne sais rien de ce qui vous atteint ; je n’oserai pas vous poser de questions ; j’ai regardé sur le site pour savoir ce qu’on soigne au deuxième étage ; j’appellerai le service dès 7 :30H. L’idée me vient que c’est d’usure que vous souffrez, à force de ressac… Sur le bout de ma langue, s’est imposé, le « Ebb and tide » anglais, plus positif. Elle est figée en moi l’expression, au plus près de la vie des hommes, de la mienne avec son va-et-vient de la mémoire… Mélie, faites confiance au flux ; il s’en retourne toujours. Attendez-moi, je viens à vous ! Et nous repartirons ensemble vers le Nord, j’ai tout l’été pour ça. Jusqu’à Southend pour le souvenir qu’on en a gardé ; puis on s’arrêtera au bout des limites, chez vous à Bray, et nous aurons accompli le chemin, d’une mer à l’autre.

De l’un vers l’autre …

[1] Des coques et des moules, bien vivantes. La comptine parle de Molly Malone, une jeune vendeuse de coquillages morte un jour d’une grande fièvre. Son fantôme hante les rues en criant « Cockles and mussels, all alive ! »

Bruits de Marseille 5 …Marseille marionnette…

Clap!

 Pas, re-pas…Marseille, tais-toi Marseille !

Monte, descend, cours, cherche. Stop !

Objet perdu, retourne, redescend, remonte, dépêche. Basta !

Suis, viens, regarde, cours ; vite ! Déjà l’heure. Attention !

Dégage, boum !!! Merde ! Repars !

Allez, grouille, attends, non, va-y ! Si, si… Arrête !

Mate-voir. Rien, néant-nihil !

Sur-place, attente. Minute ! Mince, raté ! Au suivant !!! Espoir, case départ.

Gare… à toi, Saint Charles !

 

Et tous, avec moi, se sont perdus, de fadaises en folies, de déprimes en burn-out, d’essais en tentatives, de vomissements ultimes en un coma du non retour…

Marseille, crie!!!

2017

Bruits de Marseille 4 …Marseille-humilité

Gens mêlés…

 

Noailles, sa place en cul de poule. De poules, pas, culs de jatte, oui. Tous à terre, atterrés. Se sont levés, le marché terminé. T’as quoi dans ton panier, vieille édentée ? Et toi, dans ton Marcel, t’as pas froid ? Fait juste 7°, tu le sais ? Tiens, attrape, ça va t’aider. Psstt, l’Auguste, ta poche déborde ; tu y as fourré combien de dattes, de figues, de mendiants pour le soir, ça va aller, dis ? Viens, suis-moi. Gare de l’Est. Avoir chaud. T’es bien aux Capucins, tu dis ? Allez, un coup ensemble, au coin, viens!

 

Johan m’a ramené un afghan. Mam’, tu sauras l’aider, tu l’as dit. Johan sent les choses. Il a perçu l’Afghan dans son désespoir. Il est là devant les yeux que pénètrent les siens. Gris, les yeux, gris afghan. Il est beau.

 

Bruits de Marseille 3 … Marseille-chantier

Re-déconstruction

DÉ-MO-LI-TION. Parking de la place, hélicon ; fini-Bye, Deferre. Engloutie, ta ville, années re-construction, on a mis pierre sur pierre, béton dedans béton, ferraille sous ferraille, projets sur projets, appels d’offres VS appels d’offres, pots de vins dégoulinants, pourquoi pas ?

C’est la galère là où étaient les Galères.

L’huile n’est plus où on la marchandait.

Le CLEAN à l’endroit des mots gros. Hères luttant au fil des ères.

Urbanisation amère.

 

Je les sais attablés dans leurs bureaux immenses. L’un pense, l’autre en est au sixième café. Un troisième, marionnette accrochée à la montre, danse un jerk effréné. Aucun, pour l’heure, au trente-sixième dessous. Regard prédateur depuis le septième étage sur la ville. Elle leur appartient ! Monopoly suivant.

 

 

 

 

 

Bruits de Marseille 2 …Saveur Marseille

Du beau dans le laid…

 

Samaritaine, gros ventre du port, protubérance des riches marchands. Ses entrailles grouillent bruyamment ; hoquets de bar, rots d’estomac, pets de marin. La sardine tempestueuse obture la vue du port ce matin. Samaritaine, help ! Un café double, la belle ! Et au comptoir, je le veux. L’air de ma nuit fermée fait tourner ma noisette. Je crache. Samaritaine, tu pues encore la guerre, la collabo, la piétaille. T’es rauque comme l’ennemi. Ton sol m’embourbe de tes miasmes. Pouah !

 

C’était le marin qui était sorti le premier déambuler ; je m’en souviens. Chérie, faut pas pleurer, on est tous semblables, tu sais….La fuite. Il avait ri, m’avait baisé le visage, ses mains autour…belles comme sa vie de liberté.

 

 

Bruits de Marseille 1… Couleur Marseille.

Poésie des rues

« …Et que le diable m’emporte voir si ma voix n’est pas morte,

j’aimerais pousser les portes du boui  boui de la rue Torte… »

Moussu T.

Noms de Lorettes, de nonnettes, de Repenties.

Elles entrent, besognent, ressortent…

Perdues, peinées, elles passent et s’exhortent, ravies.

Rues du passé, du présent ; d’un demain, jamais plus…

Rues du Panier. Les pauvrettes, les soumises…

Qui entrèrent, besognèrent, ressortirent…

Rues du Panier, voies de la Charité, impasses du plaisir.

Plus de Lorettes, plus de nonnettes ni de Repenties.

Toutes libérées du Panier.

Elles échappèrent à la Charité.

Vinrent à la messe, aux Accoules.

Repenties, Muettes, sauvées.

Noms des rues du Panier,

Du Refuge, aux Honneurs, jusqu’à la repentance…

Dégueulis de la rue Torte, devenue droite, trop droite,

lavés à l’eau du port…

Adieu Panier, désanimé…

 

Il y avait Suzanne, mon amie du lycée Périer. Elle a aimé la vie, le sexe et moi sans doute. Nous avions parcouru ces rues… Elle m’avait demandé qui étaient les Récollets. Des anges recueillis avais-je répondu… Recueillis en prière avait insisté mon amie ? Non recueillis, hébergés, acceptés parmi nous. Elle en avait besoin de ces certitudes, Suzanne, moi pas. J’avais retrouvé sa trace près du port où elle errait, un soir de réveillon… Samaritaine.

 

Marseille, transit….

 

« Marseille, tais toi Marseille, tu cries trop fort,

Je n’entends plus claquer les voiles dans le port »[1]

 

Elle arrive sur le quai en chantant, sans se préoccuper des autres voyageurs . Un texte ancien de Colette Renard ; elle ne sait pas si c’est le bon quai mais elle dépose son sac à dos ; elle regarde tout autour, s’assied et tire de sa poche une lettre froissée. Elle la relit.

 

_« Viens ! Reviens !

J’ai guetté le courrier toutes ces années, en vain…Tu ne l’as jamais su, mais… je suis une bête fidèle. Bien sûr mon âge a dû jouer ; plus de 25 ans entre nous, ça sépare un jour. Tu disais que tu étais bien avec « les cabossés de la vie » mais, t’avais besoin de les cabosser un peu plus ?

Christian s’est engagé, jamais revu, j’ai un pli pour toi. Vassil a fait comme toi, la route ; il voulait te retrouver ; un soir, on a parlé longtemps, de la tienne, de ta soif ; il savait où tu arriverais et il te croiserait dans un pays sans mer puisque tu ne l’aimais pas, la mer, noyée de l’enfance que tu étais ; il savait par cœur Gide, pour toi, par toi :

«  Nathanaël, je t’enseignerai la ferveur… » Et tu l’écoutais. Un autre toi-même.

Richard aussi… Ton fiancé de la communale avait repris la conque du grand père Polonais. Le vieux disait :  « Petit, écoute la mer, va la voir, la toucher, descends toujours vers elle. » Les migrations du dernier siècle avaient rejeté sa famille sur les quais de Marseille. Votre maître savait que Richard se faisait toujours punir à ta place, pour te préserver des coups de règle. Le garçon te suivait partout. Il espérait… Puis son trip s’est écarté du tien.

Et Slim…Du troisième étage, à l’heure de midi, à celle du grand chagrin…Pas ta faute bien sûr mais un peu quand même ; t’as appris la nouvelle?

Tu sais que le métro maintenant te mènera presque chez toi, chez nous. La vieille Chapelle, Bonneveine, l’école du lapin blanc de ta mère, rue Joseph Vidal…Tu n’as rien effacé au moins ?

Il y a quelques années, j’ai rencontré ton fils ; Au comptoir du bistrot d’en face, comme ça. Il m’a dit qu’il étudiait à Marseille ; il y avait un studio.

« Tonio, tu peux mener le petit chez Paul, au 120 ? »

Il voulait voir où tu étais née; Lui aussi cherchait ta rue.

Seulement ta rue ?

Marseille s’est tue pour toi il y a trop longtemps, mais dans le silence des années gaspillées, nous n’avons jamais cessé de t’attendre.

Viens, Lisa, reviens, moi aussi je te guette tous les soirs quand Marseille s’endort.

Je n’ai pas pris froid au cœur…Tonio »

 

Elle froisse la lettre, se lève et risque la question :

« Pour La vieille chapelle, c’est la bonne direction ? »

 

efg 2010

 

[1] Marseille. Colette Renard

Le manteau de Noël…

Jadis, c’est à dire un jour d’ il y a longtemps, quand il neigeait beaucoup dans les campagnes et qu’en ville, à Noël, le ciel descendait sur la tête des gens, Brunette avait reçu un cadeau, un seul, un manteau. Gris-bleu, doux avec des boutons et un col de velours noir qui ressemblait à un grand rat allongé.

L’enfant s’appelait ainsi depuis qu’elle était née très brune de cheveux et très pâle de complexion.

Le manteau, dans une boîte immense, longue, très longue, avait été déposé là par le père Noël dans la belle nuit étoilée et froide. Le bonhomme, quoique pressé, avait pris le soin de disposer la boîte longue, très longue, en hauteur contre le mur de la grande salle-à-manger de sa grand-mère. La petite avait dit le matin que ce n’était pas un vrai cadeau parce qu’il n’ y avait pas de nœud ni de papier de Noël ; seulement un dessin au charbon de bois qui représentait un manteau, sans la couleur de celui qui était dans la boîte. Et soudain, la boîte s’était affaissée, de chagrin peut-être et, comme si une lente neige s’était mise à tomber sans jamais s’arrêter, la fillette avait vu la boîte se dissoudre. Le manteau gris-bleu, aux beaux boutons, dévoilé, s’était levé, s’était secoué des derniers émois et l’enfant l’avait pris dans ses bras pour l’emporter, sans mot dire, dans sa chambre, là-haut sous les toits. Brune, tu oublies la lettre !  avait dit une voix qui n’était celle d’aucune des personnes présentes autour du sapin car celles-là avaient continué  à défaire les cadeaux. Non, c’était une voix aigrelette et lointaine que l’enfant ne connaissait pas, une  voix qui  insistait ; Il ne faut pas que tu oublies la lettre, tu sais !

Brune l’oublia pourtant. Elle mit le manteau gris-bleu et vit dans la longue glace ancienne du fond du couloir qu’il n’était plus gris mais blanc avec un col de fourrure de lapin bleu foncé, ces grandes bêtes de Vienne qui lui plaisaient tant quand l’oncle Bernie l’emmenait au jardin d’hiver. Oui, un col en fourrure de lapin bleu et une belle toile claire épaisse comme une eau prise dans l’embâcle ; un vêtement qui couvrait bien les genoux sur ses bas de laine bleu pâle. Brunette n’aurait plus froid…

Sans demander la permission de le faire, elle sortit au jardin, puis ouvrit le portillon qui donnait sur le sentier du lac. Elle irait voir les cols verts au bas de la rive et elle n’aurait plus froid comme dans sa pèlerine où le vent s’engouffrait toujours. Le lac était gelé par endroits mais pas aux abords du petit pont dont papa disait qu’il n’était pas solide.

Le manteau de toile blanche au joli col de lapin bleu fut retrouvé par Tom, qui passait par là. Il regarda autour pour rechercher une petite fille, peut-être Brunette, qui sait, mais il ne vit rien. Seulement les cols verts qui s’étaient réunis et s’ébrouaient en longs cris languissants, leur cri profond des jours d’hiver où la vie a atteint son niveau le plus bas.

Le manteau dans les bras, il alla taper chez Brunette pour lui souhaiter un joyeux Noël et parler de leurs cadeaux. Il savait éviter les parents de son amie et tous les cousins ennuyeux qui se pressaient toujours dans la belle maison aux trois pignons. Il passerait par derrière, il le faisait habituellement car il savait comment accéder directement à la chambre de Brunette. Il ne tapa pas car il entendit à l’intérieur de la chambre une voix agacée et aigrelette qui se plaignait un peu. Il comprenait que la petite-fille n’était pas seule; il en fut vexé mais il entra. La chambre était vide pourtant et il s’en retourna. La voix reprit qui disait  n’oublie pas la lettre, il faut la prendre, tu sais !

Alors il la vit.

Pas la petite-fille, mais la lettre qui n’avait pas été ouverte. Il défit délicatement l’enveloppe minuscule. Il en retira une carte postale, avec, au dos, une phrase imprimée et une autre encore, écrite d’une main qui avait tremblé. On avait rédigé maladroitement quelques mots.

Ne l’enlève pas ce manteau, surtout pas quand il fait froid et qu’il y a de l’eau autour ; il te protège du temps mauvais et du reste peut-être…

Sur la face principale de la carte, il y avait une petite-fille à la jolie queue de cheval qui tournait le dos et regardait le lac. On était en hiver puisqu’elle portait un manteau bleu-gris sur lequel on devinait un col de velours noir. Tom y retrouvait son amie et il était heureux. Il tournait et retournait la jolie photo-carte. Un détail imprimé lui avait échappé. 1954. Boubat. Il ne connaissait pas ce nom mais la petite fille était là sur le pont et il savait qu’elle reviendrait et se retournerait bientôt pour s’adresser à lui, rien qu’à lui, car les enfants savent se parler et ils s’écoutent même.

Et soudain, Tom crut entendre la petite, essoufflée, qui rentrait; elle avait dû avoir froid, très froid et peur, très peur ; de l’eau qui bouillonnait, des canards querelleurs, du petit pont fragile qui brimbalait dans le vent… Il était le seul à qui l’enfant parlait déjà ; du beau manteau blanc à la fourrure de lapin bleu de Vienne qu’elle avait reçu à Noël, dans son emballage, long, très long, appuyé sur le mur tout près du sapin…

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Éfg, décembre 2017

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