Marseille, ce matin-là, avait des couleurs de mer du Nord. De celles que le souvenir confond pour les avoir superposées une vie. Avec les nuances de toutes les allées et venues des voyages du parcours que le temps implacable a imprimées en nous ; profondément…
Un message court.
« Marseille, Hôpital européen; j’y suis pour dix jours. Vous êtes parti de la ville ? Si ça vous dit de venir discuter… Mon nom est le même. Mélie T. »
Le téléphone affichait 6 heures dix, l’heure de juin où s’agitent, en France, les candidats au dernier effort de l’année, le Bac. Marseille est par la fenêtre, pas réveillée du tout ; elle tarde à le faire, malgré les spots et les néons, les lampes et les rampes, les rouges et les verts, les clignotants et les fluo. Elle s’étire dans une grise léthargie qui voile mes îles. C’est par elles que je commence. Une température de la journée, en somme. Pas de pluie encore. Peut-être la violence d’un orage et d’un autre, plus violent dans la soirée- ils aiment bien, les orages, nous surprendre, quand on dort ou quand le corps fatigue en fin de journée, rabougri, et tout gris…
Marseille cotonne au Frioul, voile le Château d’if ; quant à Pomègues, où est-elle, la belle allongée ? Le large a décidé de rester camouflé dans un maillage métallique et plombé, comme le ciel, comme sa mer au-dessous, dans la pâleur du spectre qui est le mien. Et ma ville a fondu, ses linéaments avec elle. « Boude, ma fille, je boude aussi ! »
Le café de six heures trente et mon nez sur la vitre.
Je m’attarde sur Marseille qui n’aura pas bon caractère aujourd’hui, je le sens.
Et puis Mélie; trois lignes, sur téléphone.
Mélie… Mon chef d’établissement ; on ne dira donc jamais « ma chef » dans l’Éducation nationale ? Non, chef est masculin, un point, c’est tout ! Peut-être, ma principale, c’est comme ça qu’on l’appelait. Ou Madame Thilloy ; mais pas moi. La connivence donc, des années de voyage avaient amolli la rigidité de la hiérarchie. Restait le vouvoiement, mais il était tendre entre nous. « Mélie, vous… » équivalait à « ma belle, tu… » Chti, elle était. Le hasard des mutations l’avait amenée chez nous, à Suarès. Et moi, je la ramenais chez elle de temps à autre, au fil de mes voyages en mer du Nord. Elle avait été enseignante, forcément, avant d’être chef ; de français. Moi j’étais le prof’ d’anglais et j’emmenais les petits de son collège jusqu’à l’embouchure de la Tamise à l’Est. Southend-on-sea, la Mer du Nord.
Cockles and mussels, alive, Ô ![1] dit la comptine irlandaise que je leur apprenais en dégustant ces coquillages vivants, sur la plage uniforme, qui s’en allait vers l’est et bien plus loin encore quand les flots se déploient et virent au Nord.
« M’sieu, on est fatigué, on peut dormir encore ? » et je les forçais, nos petits, à se dégourdir et courir sur les tout petits galets blanc-grisé ; le jour tardait à s’ouvrir, et nous, à nous réveiller ; il était toujours six heures du matin à Calais, avant le premier ferry; Mélie n’était plus le chef, mais j’étais encore un peu le prof’, avant de lâcher, confiant, les élèves dans leur famille d’accueil. À l’arrivée du car, au rendez-vous du débarcadère, la Mer du Nord devant nous qui n’en finissait plus vers le Nord hautin des espaces hauturiers…
Étale quelquefois et secrète dans sa flanelle grise de surface ; mystérieuse, dans ses taches profondes charbonneuses, dans son immensité vert-de-gris-déchiré, d’où le ciel ne pouvait plus s’échapper. Elle m’observait alors, Mélie, comme sa mer d’enfance, et je lui rendais un regard plein de la mienne du Sud, qui parfois, lorsqu’ elle se fâchait toute sombre, elle aussi, dans ses turbulences, menaçait de sa mine de plomb de venir se déverser sur la ville, peu soucieuse du qu’en dirait-on.
J’ai parlé de connivence, le souvenir convoque l’entente implicite…
La Mer du Nord, comme Mélie, était patiente ; elle avait dans sa palette tous les possibles et pouvait étalonner le sombre et le vivant et toutes leurs déclinaisons, depuis l’ambre gris à l’or pâle jusqu’ à ce bleu palpitant que l’on trouve dans les regards clairs des filles au teint blanc… Mélie était de celles-là. Comme sa mer, elle se taisait et demandait seulement que nous ramenions toujours ensemble les élèves de Suarès, depuis Southend- on- Sea jusqu’à Marseille. Seulement cela… Le reste nous appartenait alors et nous n’aurions pas à le restituer…
Mélie était à l’hôpital et j’accourais bientôt ; juste après ma dernière synthèse et les corrections d’appréciation sur bulletins, à moduler à la hausse ; on oublie, en fin d’année, qu’un élève a eu de trop mauvaises notes ; on les lui pardonne, surtout avant le brevet… Mélie insistait sur la part humaine de l’enseignant.
Combien de sessions de cet examen depuis son départ, sa mutation ; et notre éloignement des années ? Un dernier voyage ensemble là-haut chez vous, Mélie, vers le Nord, une dernière fête sur la plage à Callelongue, un soir de juillet, vous ne pouvez pas l’avoir oublié ?… Un contrepoint délicat, en hommage aux années d’étroite collaboration, d’entendement sur le temps de la fugue.
Le point d’orgue s’est imposé de lui-même. En mineur, le tout dernier.
L’annonce d’un deuxième message me détournait du souvenir qui affluait sur mon paysage obturé.
« Whoops ! Patrick, ce n’est pas un ordre ; une invitation, seulement ça ! Venez quand-même. Service professeur Bouret, ch.225. Vous me rendez ma bise ? M. »
M, Mélie, Madame Thilloy; sûre d’elle, compétente, et que les collègues jalousaient ou convoitaient suivant qu’ils étaient femmes ou hommes ; mais la dame du Nord était la principale, alors… Mélie, même à l’hôpital, n’avait pas perdu de cette verve amusée qui m’avait séduit. Je le lui avais dit un bref instant d’admiration.
« Vous virevoltez comme le mouvement de la mer! »
« De laquelle, parlez-vous ? Parce que la mienne est tout sauf virevoltante ; elle est soucieuse et tapie comme une bête blessée sous un ciel qui la plombe, en la tenant responsable de tant de naufrages ou de trop grande complaisance avec l’ennemi pendant les guerres des hommes. Vous l’avez bien vue ? Grippée sous son écharpe anthracite ; rien à voir avec la vôtre Patrick, allons ! » Ça, c’était son côté « prof’ de français » qui trouvait toujours des arguments…Thèse, antithèse ; à moi la synthèse : Les flots se ressemblaient, qu’ils fussent au Nord ou au grand sud quand la tempête s’abattait.
J’allais lui téléphoner pour lui dire que ce matin, ma mer à moi était de plomb du côté de la Joliette et que, au sud de la ville, où Mélie se trouvait, son étendue n’était que d’acier et de fer.
Notre caractère au fil des discussions se livrait par procuration, en parlant de notre mer respective ; un mode de fonctionnement entre nous que si peu comprenaient… « Les Auffes boulèguent, ça va durer. » Ou bien encore : « Que de la bonasse du côté de David ! » qui signifiait que le bleu était revenu avec le soleil et le calme des flots du côté du Prado de la mer.
Mélie savait comment je fonctionnais ; au rythme de ma mer. La sienne, parce que je l’avais connue à ses côtés, me livrait ses sautes d’humeur à elle : à s’t’heur’, elle grisit au d’zeur. Nous nous parlions par mer interposée et nos mers, dans leur nuancier de paroles, nous rapprochaient…
Et vous, Mélie, comment je vais vous trouver tout à l’heure, dans la chambre 225 ? Je ne sais rien de ce qui vous atteint ; je n’oserai pas vous poser de questions ; j’ai regardé sur le site pour savoir ce qu’on soigne au deuxième étage ; j’appellerai le service dès 7 :30H. L’idée me vient que c’est d’usure que vous souffrez, à force de ressac… Sur le bout de ma langue, s’est imposé, le « Ebb and tide » anglais, plus positif. Elle est figée en moi l’expression, au plus près de la vie des hommes, de la mienne avec son va-et-vient de la mémoire… Mélie, faites confiance au flux ; il s’en retourne toujours. Attendez-moi, je viens à vous ! Et nous repartirons ensemble vers le Nord, j’ai tout l’été pour ça. Jusqu’à Southend pour le souvenir qu’on en a gardé ; puis on s’arrêtera au bout des limites, chez vous à Bray, et nous aurons accompli le chemin, d’une mer à l’autre.
De l’un vers l’autre …
[1] Des coques et des moules, bien vivantes. La comptine parle de Molly Malone, une jeune vendeuse de coquillages morte un jour d’une grande fièvre. Son fantôme hante les rues en criant « Cockles and mussels, all alive ! »
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