
Robemémoire.
Comme un prénom qui sonne joli.
Comme le sien qu’elle prononcerait en le modifiant pour se ridiculiser. Rosedéboire, c’était comme ça qu’elle se présentait depuis quelques années à ceux qui ne la connaissaient pas encore.
– C’est vraiment votre nom ?
– Pourquoi pas ? répondait – elle , éludant d’abord , rétablissant son vrai nom ensuite, pas original, vraiment… Rose Rivoire ; comme les pâtes de Marseille du temps de ma grand-mère, ajoutait-elle.
Rose était tout sauf malheureuse pourtant. Le passé, avantageusement passé, lui revenait, notamment quand elle mettait, une journée, cette robe qui lui plaisait tant ; il lui semblait alors que sa mémoire devenait plus vive, comme ces cicatrices qui ne nous font jamais oublier ni l’événement, ni le jour où la blessure a eu lieu ; même si sa mémoire s’assombrissait aux souvenirs marquant sa vie de signes particuliers ou douloureux. Mais la robe n’était pour rien dans son malaise. Une robe est, c’est tout. On la soigne d’abord parce qu’elle nous a plu, ensuite parce que notre corps l’a adoptée comme la guenille de Monsieur Molière ou encore parce-que quelques hommes, à l’œil averti, nous ont dit qu’elle nous allait plutôt bien, la robe, et que quelques autres se retournent encore sur notre passage. Un homme, ça prend toujours des chemins de traverse pour dire les choses, du moins dans ce laps de temps qui dure l’espace de la séduction. Cependant, une robe n’est qu’une robe… Celle de Rose, elle l’appelait volontiers Robemémoire, tout attaché, je crois, à sa façon de le prononcer… car la robemémoire était celle qu’elle avait portée les jours marquants de sa vie.
La robe n’était pas noire comme celle de sobre élégance qui se cache dans toutes nos garde-robes. Mais d’un bleu profond, disons bleu royal, bleu de France, bleu outremer mais Rose avait éliminé toutes ces appellations ; la première parce qu’elle ne croyait pas au prince charmant, encore moins aux petits marquis qui lèchent toutes les cours de tous les siècles, alors pensez un peu si elle croyait au roi ! Quant à la France, c’était son pays natal, qu’elle respectait mais contre lequel elle s’emportait souvent devant ses nouvelles options et son manque de crédibilité ; et puis elle n’aimait pas le côté gaulois cocorico de l’appellation bleu de France ; quant à l’outremer, ça sentait trop la colonisation d’un temps. Elle ne voyait pas la robe, bleu de Prusse non plus ; grand merci, ses deux arrières – grands -pères avaient péri sous le joug prussien. La vendeuse avait dit : – Prenez-donc celle-là, ce bleu indigo vous va bien au teint ! Sur l’étiquette, était mentionné en tout petit : bleu de cobalt ; si Rose l’avait lu, elle n’aurait pas pris la robe ; le cobalt lui rappelait les rayons ; les rayons, les taches brunes sur la peau ; les taches, sa pesante maladie qui avait duré…
Elle disait ma robe bleu nuit, plus simplement. Il y a toujours une première fois même pour les choses. La robe était un achat coup de cœur à la sortie d’un jour de stage. Dans l’éducation nationale, on « fait des stages » pour se perfectionner, se remettre à niveau dans son enseignement, se rafraîchir la terminologie des choses et toutes les terminologies ambiantes, point final. Bref, on fait un stage qui va nous laisser, à l’issue des journées (trois, pas plus, il faut retourner en classe tout de même… ) plus perplexe qu’avant et surtout déstabilisé et complètement même car le responsable du stage est l’enseignant parfait que l’on n’est pas (puisqu’on a demandé le stage et qu’on nous l’a accordé) ; il est celui qui sait et qui nous montre qu’on ne sait plus et aussi celui qui va nous redonner la foi et les énergies nécessaires pour continuer. À la fin de la première journée intense, Rose avait traîné un peu la patte pour rentrer chez elle. Le magasin exposait la robe, elle l’avait voulue, tout de suite, elle l’avait eue. Ne croyez pas que Rose était dépensière, du tout, mais la robe allait lui apporter le dynamisme qui lui manquait. Le bleu, sans doute, s’était-elle dit. Devait s’ensuivre une flopée de situations surprenantes, de jours moroses, d’événements inhumains auxquels Rose échappait chaque fois in-extremis ; l’entrée dans l’adultère et les aventures qui s’annonçaient déjà houleuses, le drame de Nice sur la promenade ce 14 juillet-là où elle avait été épargnée de justesse… le feu aux abords de sa maison; bien sûr, chaque fois, elle portait la robe… Mais depuis peu, quand on lui disait : Rose, mets ta robe bleue, elle te va à merveille, elle, Rose pensait à tout cela avec une gêne qu’elle formulait : tu sais c’est la robe que je portais quand… puis, elle se taisait. Il lui vint de l’appeler ma « robemémoire ».
Il y eut tant d’occasions données à Rose Rivoire de porter le vêtement bleu ; sa robe… Sa réussite au concours, la dernière de la liste affichée ; l’accident terrible de son petit frère dont il se sortit après tant de jours de coma, Strasbourg aussi où elle se trouvait, place Kléber, si près, si proche, si fortunée de ne pas être tombée sous la fusillade et encore sa chute dans les escaliers et aussi l’agression en pleine rue où on lui avait arraché son collier au vu et au su de tous. Elle était restée un jour en observation, quant à l’agresseur novice, il avait laissé le collier au sol dans sa fuite…
Rose Rivoire ne s’étendit jamais sur le lien entre le port de la robe et l’événement car elle ne croyait à rien depuis l’adolescence où on lui avait demandé de faire des actes de contrition pour des actions qu’elle n’avait jamais commises. À PLUS RIEN…
La robe resta intacte, sous le boutoir du temps mais un jour où elle était devenue grand-mère, Rose comprit qu’elle ne la mettrait plus, sa robe bleu-nuit et qu’il allait lui falloir maintenant, pour la remplacer, une robe noire… pour l’enterrement ou la crémation de ses amis qui disparaissaient les uns après les autres ; et puis, elle avait pris du ventre, son teint était devenu plus terne comme ses yeux qui jadis étaient transparents ; non, le bleu de la robe, demeurée en parfait état, n’était plus pour elle. C’est Rosita sa petite-fille qu’elle gâtait volontiers, qui voulait la porter maintenant, cette robe bleue de sa grand-mère. Celle-ci la lui transmit comme « avance sur hoirie » plaisantait-elle. Voici ma robemémoire, elle connaît tous mes secrets et souvenirs… La jeune –fille se regarda dans le miroir ; la robe était comme neuve et elle lui allait parfaitement. Que tu es belle, petite-fille ! avait lâché Rose.
Quand les enfants furent rentrées chez eux après cette semaine de vacances et de pluies diluviennes, Rose Rivoire retrouva le calme de sa maison et de son jardin d’automne. L’odeur de la pluie qu’on ne sentait plus sur sa peau depuis fin juillet de cette année-là. La nuit qui suivit le bel orage de la soirée, plus fort que les précédents, elle alla jusqu’au ruisseau qui courait comme limite de la propriété, pour vérifier avec sa vieille tempête la hauteur des eaux qui, toujours se déversaient dangereusement sur le terrain à cette époque de l’année où les orages sévissaient. Il était vingt-trois heures cinquante, la nuit était profonde, presque bleu-marine sous la lampe. Bleu-marine comme ma petite robe d’alors. C’est ça, bleu-marine…Une association de pensée qui lui était venue subitement, comme ça…
Rose fut retrouvée au matin du lendemain, sous le pont, le corps coincé dans les branchages et habillé, sous un imperméable usé, de la nouvelle robe noire qui n’aurait pas le temps de s’habituer à Rose. Rosita parla, à l’enquête, de l’idée de sa grand-mère, qui n’avait jamais su nager, de plonger dans l’eau pour savoir si elle arriverait à se débattre et surmonter sa peur depuis la noyade enfantine… Un jour qu’elles buvaient leur thé habituel, elle avait ajouté, Rose Rivoire, à l’oreille de sa petite-fille : garde ma robemémoire en souvenir, elle est magique, tu sais, je vais l’abîmer à la longue… et puis, il faut passer le relais, j’ai trop vécu, moi…
Rosita portera la robe de sa grand-mère une grande partie de sa vie, évitant bien des déboires, contournant tant de difficultés; elle sera épargnée le plus souvent du danger extrême, à son tour…
Elle vivra longtemps, mais jamais elle ne dira : j’ai trop vécu, moi…
Élisabeth Fabre Groelly. Août 2020. Bouc.
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