J’avais, devant moi, du temps.
Je l’avais espéré, ce temps ; désiré puis organisé enfin.
J’allais avoir vingt et un ans et Rome était la maîtresse qui me déniaiserait. Mon oncle savait combien ce séjour, au cœur de l’Italie, occupait mes pensées depuis l’adolescence. Il m’avait fait rencontrer là, lors d’un premier voyage, l’essence même de la beauté en m’initiant à la sensualité du Caravaggio. À quinze ans, on sent bien que la nudité, dût-elle être celle du jeune Baptiste[1], ne va pas se contenter de glisser sous notre regard quand elle s’est offerte une fois … Et j’avais quinze ans quand mon oncle me la montra dans la longue salle peu éclairée du musée Capitolin.
Mars 1857 donc. Je revenais à Rome, seul, pour y retrouver le jeune garçon qui avait mon âge alors, mais c’était le peintre tout entier que j’attendais de connaître. Mon éducation religieuse, bridant en moi selon ses principes, les forces mauvaises pour élever ma réflexion vers une voie plus intellectuelle, me porta avec insistance jusqu’au Janicule où Néron avait envoyé Saint Pierre vers sa mort, crucifié la tête vers le bas.
J’avais quitté Sant’Andrea Della Valle très tôt dans les vapeurs de la fin d’un hiver qui, jusque-là s’était éternisé ; traversé le Tevere par l’île, au jour déjà né et, le cœur enclin à la découverte, j’étais monté, animé d’une force inhabituelle, jusqu’au petit temple de San Pietro in Mortorio, en reconnaissance des dires de mon aîné.
Je terminais deux croquis et notais quelques réflexions, quand un homme posa sur mon cou une main chaude que je sentais paisible. Je tressaillis pourtant sous la caresse. Il commença par me rassurer ; il m’avait appelé « enfant »… il n’avait donc aucune intention mauvaise à mon encontre. M’ayant vu venir au Janicule les jours précédents, il avait conclu que Saint Pierre me préoccupait ou bien qu’il était pour moi un sujet d’étude. Il avait osé m’aborder. Peut-être me guettait-il même. Par pudeur, j’évitais d’abord son regard, mais je sentais que c’était un homme âgé qui me parlait. La qualité et la force de sa voix, ses inflexions, les pauses de sa respiration. Un homme âgé, c’est ce qu’il était quand je le découvris. Sa main, large, protectrice, était douce pourtant ; et bien différente de celle d’un travailleur qui se loue sur les places, et que l’outil décharne pour ne laisser sur elle qu’une peau sèche et durcie.
L’homme ajouta dans un murmure : « Viens avec moi en bas. Il nous attend à Santa Maria, tu le verras…Ils arrivent tous de loin pour lui et dans les temps futurs[2], tu entends, la scène que tu découvriras, continuera à les impressionner, à les inspirer, à les pousser toujours vers d’autres crucifiements dans ce siècle et celui qui suivra, sais-tu, enfant. »
Puis, sans nous parler davantage, nous descendîmes jusqu’au Ponte Sisto, et gagnâmes le coeur de la ville qui battait ardemment depuis peu dans cette laitance printanière qui suinte toujours, à ce moment de l’année, des pierres de Rome.
La Piazza del Popolo nous accueillit dans un rayon céleste où nous avancions tous les deux vers Le Caravage qui veillait Saint Pierre dans la petite chapelle…
Elle n’était pas ouverte. Un homme sans âge, au corps déformé, balayait les marches de la petite église. Il leva son visage de nain pour nous inviter à le suivre et il nous ouvrit bientôt l’immense porte en nous bénissant dans une langue incompréhensible. Mon compagnon de route s’installa sur les premiers bancs, ceux du fond, en m’indiquant toutefois la voie pour m’approcher du tableau.
La toile était immense, dépassant ma hauteur d’homme. J’étais tellement moins fort, moins musclé, moins volontaire que ces corps de travailleurs qui procédaient, sous mes yeux, au crucifiement[3] de Pierre. Je croisais le regard de la victime qui implorait de l’aide, le visage tourné vers la gauche, justement là où je me tenais. Ce visage connu de moi était celui–là même du vieil homme du Janicule qui m’avait accompagné jusqu’à la chapelle où j’étais maintenant, pétrifié de confusion, et qui m’attendait encore à quelques rangées de moi. Je me retournai vers ce compagnon du chemin. Il n’était plus dans l’église. Hébété, je cherchai le visage de Pierre. Il était devenu paisible, comme si la souffrance n’était plus la sienne, comme s’il n’avait subi aucun des sévices de l’Histoire, comme si la douleur avait cessé parce que je l’avais apaisé de ma sollicitude en m’avançant vers lui. Alors, une voix m’interpella qui parlait ma langue avec d’autres intonations ; elle souhaitait être entendue et se fit glaciale, coupante. Une lame vive. « Petit français, ta place n’est pas dans une chapelle ; le maître[4] n’y serait pas resté non plus. Nos pays bougent et il faut les accompagner ; ne me pose pas de questions ! Sors, traverse la place jusqu’à la porte haute qui ouvre sur le Pincio, sans me perdre de vue. Je te conduirai. Sois muet pour tout ce que tu feras bientôt. Mais, si le silence est pesant pour toi, ne le fais pas. »
Une femme parlait ou était-ce un adolescent dont la voix ne s’était pas encore cassée ? Je croisai une dernière fois le visage de Pierre qui se faisait insistant dans les premiers moments de la mort. Il me souriait, paisible dans le passage.
En regagnant la travée pour suivre la voix qui n’était que silhouette noire, je fus frappé par la profusion de clarté, vive et puissante, qui se répandait dans la nef du lieu saint, se pressant de l’extérieur comme foule ou flot incessant. Je gagnai, en me hâtant pour ne pas perdre mon nouveau guide, le parvis de Santa Maria inondé de lumière vive… Une invite à partir, à emboîter le pas à la silhouette que je me préparais à suivre. Je portai un dernier regard vers la chapelle depuis le seuil inondé de la luminosité romaine aux jours qui enflent et décuplent les forces de vie.
Je m’acheminais. À vingt ans, toutes les voies, fussent-elles périlleuses, me devenaient accessibles…
Le Pincio ne semblait plus appartenir à Rome. Les collines noires et dentelées qui barraient ma vue, s’effaçaient lorsque je les apprivoisais en m’approchant d’elles. Je m’attachai, pour ne pas en perdre la trace, à la silhouette noire et mystérieuse que j’avais pour guide et qui se hâtait toujours. Je la perdis pourtant. J’entendais la voix de mon oncle Macaire me tancer :
« Rome est dangereuse ; mets tes pas dans ceux que tu sais sûrs ; dans ceux-là seulement ! » J’avais donc fauté…
– « Égaré, mon garçon ? On partage mon cheval ? Ce soir, nous serons loin ; Rome est à fuir et la Jeune Italie est à construire, sais-tu. Le choléra n’est pas la seule maladie dont il faut se prémunir. L’influence du pape est bien pire ! Le Quirinal, maintenant le Vatican ; la gangrène ! Et il faut l’arrêter. Allez, en route ! »
Je saisissais mal les propos de l’homme qui me parlait mais je compris qu’il fallait s’éloigner de Rome. J’acceptais d’être emmené loin, très loin du but premier de ma venue dans la ville qui avait été de rencontrer les maîtres. Je me laissais pourtant conduire.
Le cavalier arrêta bientôt sa bête à une fontaine de village de la campagne romaine. Les travaux des champs rameutaient toujours au matin, à cet endroit, les journaliers qui attendaient de se louer. Ceux-là, depuis longtemps, étaient partis. Se tenaient là des hommes jeunes, à peine plus âgés que moi, et qui ressemblaient peu à des travailleurs . Tous portaient un habit noir. L’un d’entre eux, aux manières aguerries de chef, avait plus d’âge ; il toussota, se racla la gorge puis, entre ses dents, livra un nom : Savigliano, dans deux jours, quand l’aube poindra ; la fontaine toujours. Je cherchais son regard. Bleu, très bleu ; dur, très dur. Il continua : Sono Beppe. Da Nizza. Je te fais confiance, je fus français moi aussi[5]…
J’allais conserver toujours le souvenir de cet échange et faire mienne la détermination de cet homme honni des services du pape. On murmurait dans les rangs qu’il était parti en exil jusqu’en Amérique, où il avait aiguisé ses armes. À mon insu, les miennes, je les mettais, sans délai, au service de l’opposition qui enflait dans le Royaume du Piémont[6]. Je devenais chasseur des Alpes[7], moins par conviction que par intérêt pour l’aventure. À vingt ans , connaît-on les raisons qui nous poussent à agir ou celles-ci s’imposent-elles à nous parce que justement l’âge n’est pas à la réflexion, encore moins aux hésitations ?
L’épisode romain me fit donc homme d’action et j’abandonnai là, en même temps que ma jeunesse, la pudeur et les balbutiements qui l’avaient entravée jusque-là. J’étais prêt.
…
[1] Jean-Baptiste. Le Caravage. Musée Capitolin.
[2] On dit que la composition du sujet a la forme d’une Svastika ou croix gammée.
[3] Le mot de crucifixion est réservé au Christ.
[4] Le peintre Caravaggio.
[5] Giuseppe Garibaldi, né en 1807 quand la ville de Nice était française. Elle passa dans le royaume du Piémont-Sardaigne en 1814
[6] Voir accords secrets de Plombières qui stipulent l’intervention française en cas d’agression de l’Autriche.
[7] Les chasseurs des Alpes étaient des volontaires engagés pour la libération de la Lombardie des rets autrichiens (2ème guerre d’indépendance italienne avril et mai 1859.)
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