La tablée de Noël. Pile!

                                                                       

Notes :

ELLE, c’est à dire Sancie, conduit le récit. Elle ne s’est pas mariée. Elle a eu une liaison avec son cousin Jean.

                     Carrie, la première femme de Jean, est mariée avec Armando.

                       Quatre  personnes sont invitées ce soir : Betty, l’amie de Maria-Sara ; Sven, le copain suédois de Flavie ; Jade et     Romain, des enfants orphelins que la famille accueille régulièrement.

La tablée de Noël.Pile !

Décor de quelques heures, factice de déguisement et de transformations dans l’espace ; ça ne va durer que ces courtes  heures, on le sait bien. À vingt six à table, on ne fera pas grand chose ; plaisir aux anciens tout au plus, mais lesquels ?  La vie est ailleurs qu’autour d’une table, et ce temps, qui va s’éterniser, lui est volé chaque année par consentement forcé.

ELLE observe Jean qui est calme, pourquoi ne le serait-il pas, il n’a rien à faire ce soir ; à son tour il guette les réactions de Carrie, la mère de sa fille aînée, laquelle ne regarde rien ni personne, elle attend. Diane, la première fille de Carrie, elle, parle à voix basse avec Flavie, sa demi- sœur, qui se trouve à sa droite et avec  Megan, leur «  cousin » qui lui fait face. Leur cousin… Comment dire les choses qui n’ont pas encore d’appellation ? Flavie a invité ce soir, Sven, un boy friend,  grand suédois, interne au lycée international de Flavie, qui n’a pas pu rentrer chez lui pour Noël, « faute de thune », c’est du moins ce qu’elle a dit à sa grand-mère Élisabeth, Flavie, en insistant sur la différence entre boy friend et boyfriend. On devrait apprécier la nuance.

Tous les quatre sont comme au lycée, seuls, mais ils n’ont rien à craindre, la vie, après le repas, leur appartient de toutes façons. Megan est assis à côté d’Armando le beau père de Diane, une autre «  cousine » dont il sait qu’elle ne l’est pas, ce qui contient des possibles. Ce beau-père, on aurait pu le placer ailleurs ; quand il a bu, Armando, il se met à lui faire des confidences et l’adolescent ne comprend pas ce qu’il lui dit, tant il se raconte de mensonges, cet homme-là, mais au fond, ça lui est égal, il peut toujours parler, Megan a ses Apps et il joue ; et puis il y a ses « cousinettes », aussi perchées que lui, ça le sécurise. L’autre, le vrai beauf’ ou l’Armand, comme on le désigne dans la famille, se parle à lui-même, comme le plus souvent. Comment Carrie a-t-elle pu finalement se laisser épouser par un imbécile pareil ? Il n’aime pas qu’on lui coupe la parole, mais quand il l’a, il ne la cède plus et il n’écoute pas les autres; il insiste, mais ce qu’il dit n’intéresse personne, même pas Carrie qui pense à Doug qu’elle a laissé à sept heures à l’aéroport pour trois semaines. Quant à Jean, son ex’, qui ne la quitte pas des yeux ce soir, parfois il lui prend des envies de le revoir et de refaire un tour avec lui ; faire l’amour fut leur seule réussite, avec Flavie bien sûr. Jean l’a toujours regrettée, sa Carrie, et tous le savent, même Maria-Sara sa nouvelle femme, qui lui a pourtant fait leur bout d’chou de Sally. Maria-Sara, avant Jean, n’a pas eu la vie facile et elle sauvé de justesse son grand Megan des griffes de son père qui, bonheur pour lui, est « à l’abri » grâce aux vingt ans qu’il a pris pour proxénétisme et tout et tout. Il reste, chez l’adolescent, des souvenirs vagues de saleté et de violence qui, à dix-sept ans, avec un peu d’énergie et un entourage aimant, s’estomperont peut-être. Maria-Sara veille. Sur tout d’ailleurs ; sur les œillades de son mari en direction de Carrie ; sur la solitude des autres. Betty, l’amie délaissée, est là ce soir pour glaner un peu de chaleur humaine. Ses enfants ne l’ont pas encore appelée ; pourtant, c’est Noël… Alors elle est venue car l’oncle Sauvage, le plus vieux de la tablée, malgré son côté ours mal léché, fait comme au temps de ses parents ; il fédère et rassemble ; il invite, il ajoute, il inclut… ELLE, sa nièce, est comme lui. Elle s’attache à ce qu’à chaque Noël, reviennent les mêmes enfants, frère et sœur de l’assistance. Jade et Romain font partie de la famille désormais et ils assistent aux repas de  toutes les fêtes de l’année ; quand ils rentrent au centre, ils ont la tête pleine de gens, d’activités, de petites délicatesses, de famille en somme, car les cousins les attendent, disent-ils ; Les cousins ! Quelle valeur à leurs yeux d’enfants…

Sauvage a fait son discours d’accueil ; jamais passéiste, quoique… Bien pensé, son laïus, avec un mot pour chacun. Il insiste toujours un peu quand-même sur ceux qui étaient présents l’année précédente et qui s’en sont allés dans leur course d’humains : le frère aîné que l’on appelait « Thésard » parce qu’il était le seul, avec son neveu Daniel, fils de Sauvage, à avoir mené une thèse jusqu’au bout, mais surtout parce qu’on lui avait donné le prénom magnifique de Thésée. Il lui semblait avoir dit l’essentiel à cette gigantesque famille de bavards, aussi était-il devenu tout simplement taiseux. Un amalgame facile,  que celui de Thésée, le thésard taiseux… Qui manquait à l’appel aussi, c’étaient les deux fils de la fille de Thomas, Gérarde, qui ne souriait jamais, même quand les garçons habitaient encore chez  eux ; « une enquiquineuse- grand- CU bourgeois », ne se gênait pas de dire le vieux patriarche de Sauvage, en omettant sciemment le « R »  de cru… Ce qui amusait le mari de la dame, le discret Claudien qui, rentré chez eux, se ferait tancer par l’enquiquineuse sous prétexte qu’il ne l’avait pas défendue en contredisant le grand-père de sa femme. Quant au père de celle-ci, Thomas, resté fâché avec Sauvage pendant vingt années, il s’était abstenu de toute intervention sachant qu’une phrase, si innocente fût-elle, pouvait entraîner dans cette famille de querelleurs-nés, un cataclysme de forte magnitude. Échappaient à la règle le troisième fils, Daniel, veuf inconsolé et père aimant de son Habib de fils, le psychiatre de tous, qui ne le lâchait pas « parce qu’on ne sait jamais » … et puis,  tante Élisabeth ; les deux, neveu-tante,  se moquant « du tiers comme du quart » suivant l’expression de la famille, colportée par Sauvage.

On avait oublié que Sauvage, qui allait avoir, en janvier, 79 ans, s’appelait surtout François. Dans la famille, on aimait les surnoms qui égratignaient un peu … François-Sauvage, donc, avait fait aussi ce soir-là, à l’intention de  sa sœur et de son frère, un discours presque gentil  qui rappelait leur enfance autour de la table, les bons mots de leur père si jovial et les escargots verts de la mère qui, avec ce mets, clouait le bec à tous, le temps de la dégustation ; il fallait se débrouiller de ses doigts sales avant de remercier de contentement.

Élisabeth, sa cadette de quatre ans, avait insisté, elle, sur la descendance et rappelait les fêtes de mariage où la famille battait, insouciante (Oups ! elle avait failli dire inconsciente) son plein de bonheurs. Jamais un mot aigre ni chargé de déception chez la mère de Jean quand il changeait de compagne. C’était une femme heureuse et libre, tante Élisabeth, depuis toujours et elle le resterait sans doute jusqu’au bout de son temps. Puis elle avait passé la parole à Jonas, son petit frère. De plus de soixante dix ans tout de même… Elle la  redoutait, cette parole ; de quoi encore allait-il se plaindre, ce garçon ? Qui, ce soir, à la tablée, allait-il frapper d’anathème ? ELLE, sa fille, allait intervenir après lui, comme c’était son habitude, pliant sous les méchancetés de son père, un homme jaloux et mesquin ; et qu’on ne pouvait contrôler…Il l’avait détruite, cette fille intelligente et fine, dont on ne se souvenait même plus du joli prénom qu’elle portait : Sancie, comme la troisième fille, du comte Raimond de Provence, la petite reine malheureuse tant aimée pourtant de son beau-fils. ELLE-Sancie était, depuis toujours, amoureuse de son cousin; depuis l’enfance. Il avait sept ans seulement de plus, Jean. Elle garderait secrètes leurs premières expériences et celles qui suivirent un certain temps… Un cousin germain, ça ne doit pas se savoir aussi essaya-t-on de le bien cacher… Depuis, Jean, à quarante-huit ans, avait eu le temps de l’oublier, la douce Sancie de son adolescence ; il était si coureur, le cousin…Ce qu’il restait chez lui et pour tous les autres d’ailleurs, c’était ce pronom en guise de prénom : ELLE… Seulement ce mot.

Et chez Sancie, une admiration indéfectible pour Jean.

Tanée a voulu prendre la parole avant elle, le privilège de l’âge sans doute… Son discours était déjà inscrit dans la tête de tous ; en trois parties :  premièrement, deuxièmement, troisièmement, comme au temps de l’école militaire, le Prytanée, d’où elle était sortie major de la promotion, affublée pour la vie du surnom qu’elle portait désormais, la fière Estelle, dite Tanée. Au troisièmement seulement, elle a félicité les jumeaux Lefébure : Tom et Sam qui étaient ses filleuls. Ils étaient les seuls à avoir grâce à ses yeux, car eux, au moins, avaient sauté une classe, eux, au moins entreraient en septembre dans une section musicale et européenne, eux, au moins avaient une éducation digne de la famille. Son discours omettait bien-sûr les EUX, AU MOINS, mais à peine…

Bérangère, la sœur cadette de ELLE, se faisait toute petite et Stéphane « le conjoint » gardait ses distances de normand avec cette famille envahissante et sélective du midi de la France. Courtois, il l’était avec tous, l’espace du temps de la fête… car c’était Noël avec son traîneau de belles choses, son esprit de lumière qui, en sa tablée, allait descendre quelques heures seulement sur les membres réunis.

….à suivre