Sauvage a fait son discours d’accueil ; jamais passéiste, quoique… Bien pensé, son laïus, avec un mot pour chacun. Il insiste toujours un peu quand-même sur ceux qui étaient présents l’année précédente et qui s’en sont allés dans leur course d’humains : le frère aîné que l’on appelait « Thésard » parce qu’il était le seul, avec son neveu Daniel, fils de Sauvage, à avoir mené une thèse jusqu’au bout, mais surtout parce qu’on lui avait donné le prénom magnifique de Thésée. Il lui semblait avoir dit l’essentiel à cette gigantesque famille de bavards, aussi était-il devenu tout simplement taiseux. Un amalgame facile, que celui de Thésée, le thésard taiseux… Qui manquait à l’appel aussi, c’étaient les deux fils de la fille de Thomas, Gérarde, qui ne souriait jamais, même quand les garçons habitaient encore chez eux ; « une enquiquineuse- grand- CU bourgeois », ne se gênait pas de dire le vieux patriarche de Sauvage, en omettant sciemment le « R » de cru… Ce qui amusait le mari de la dame, le discret Claudien qui, rentré chez eux, se ferait tancer par l’enquiquineuse sous prétexte qu’il ne l’avait pas défendue en contredisant le grand-père de sa femme. Quant au père de celle-ci, Thomas, resté fâché avec Sauvage pendant vingt années, il s’était abstenu de toute intervention sachant qu’une phrase, si innocente fût-elle, pouvait entraîner dans cette famille de querelleurs-nés, un cataclysme de forte magnitude. Échappaient à la règle le troisième fils, Daniel, veuf inconsolé et père aimant de son Habib de fils, le psychiatre de tous, qui ne le lâchait pas « parce qu’on ne sait jamais » … et puis, tante Élisabeth ; les deux, neveu-tante, se moquant « du tiers comme du quart » suivant l’expression de la famille, colportée par Sauvage. On avait oublié que Sauvage, qui allait avoir, en janvier, 79 ans, s’appelait surtout François. Dans la famille, on aimait les surnoms qui égratignaient un peu … François-Sauvage, donc, avait fait aussi ce soir-là, à l’intention de sa sœur et de son frère, un discours presque gentil qui rappelait leur enfance autour de la table, les bons mots de leur père si jovial et les escargots verts de la mère qui, avec ce mets, clouait le bec à tous, le temps de la dégustation ; il fallait se débrouiller de ses doigts sales avant de remercier de contentement. Élisabeth, sa cadette de quatre ans, avait insisté, elle, sur la descendance et rappelait les fêtes de mariage où la famille battait, insouciante (Oups ! elle avait failli dire inconsciente) son plein de bonheurs. Jamais un mot aigre ni chargé de déception chez la mère de Jean quand il changeait de compagne. C’était une femme heureuse et libre, tante Élisabeth, depuis toujours et elle le resterait sans doute jusqu’au bout de son temps. Puis elle avait passé la parole à Jonas, son petit frère. De plus de soixante dix ans tout de même… Elle la redoutait, cette parole ; de quoi encore allait-il se plaindre, ce garçon ? Qui, ce soir, à la tablée, allait-il frapper d’anathème ? ELLE, sa fille, allait intervenir après lui, comme c’était son habitude, pliant sous les méchancetés de son père, un homme jaloux et mesquin ; et qu’on ne pouvait contrôler…Il l’avait détruite, cette fille intelligente et fine, dont on ne se souvenait même plus du joli prénom qu’elle portait : Sancie, comme la troisième fille, du comte Raimond de Provence, la petite reine malheureuse tant aimée pourtant de son beau-fils. ELLE-Sancie était, depuis toujours, amoureuse de son cousin; depuis l’enfance. Il avait sept ans seulement de plus, Jean. Elle garderait secrètes leurs premières expériences et celles qui suivirent un certain temps… Un cousin germain, ça ne doit pas se savoir aussi essaya-t-on de le bien cacher… Depuis, Jean, à quarante-huit ans, avait eu le temps de l’oublier, la douce Sancie de son adolescence ; il était si coureur, le cousin…Ce qu’il restait chez lui et pour tous les autres d’ailleurs, c’était ce pronom en guise de prénom : ELLE… Seulement ce mot. Et chez Sancie, une admiration indéfectible pour Jean. Tanée a voulu prendre la parole avant elle, le privilège de l’âge sans doute… Son discours était déjà inscrit dans la tête de tous ; en trois parties : premièrement, deuxièmement, troisièmement, comme au temps de l’école militaire, le Prytanée, d’où elle était sortie major de la promotion, affublée pour la vie du surnom qu’elle portait désormais, la fière Estelle, dite Tanée. Au troisièmement seulement, elle a félicité les jumeaux Lefèbure : Tom et Sam qui étaient ses filleuls. Ils étaient les seuls à avoir grâce à ses yeux, car eux, au moins, avaient sauté une classe, eux, au moins entreraient en septembre dans une section musicale et européenne, eux, au moins avaient une éducation digne de la famille. Son discours omettait bien-sûr les EUX, AU MOINS, mais à peine… Bérangère, la sœur cadette de ELLE, se faisait toute petite et Stéphane « le conjoint » gardait ses distances de normand avec cette famille envahissante et sélective du midi de la France. Courtois, il l’était avec tous, l’espace du temps de la fête… car c’était Noël avec son traîneau de belles choses, son esprit de lumière qui, en sa tablée, allait descendre quelques heures seulement sur les membres réunis.
A suivre…
Votre commentaire