Le choral du veilleur. Le temps de l’Avent marquait toujours le début des répétitions. Dès la fin du repas, il repartait à La Madeleine et là, dans l’ombre sépulcrale de son espace limité, il s’acharnait sur les jeux, retravaillant la phrase encore et encore. Le quotidien des douleurs et celui bien plus grand des désillusions s’effaçait quand Bach lui parlait et il semblait que leur complicité nous chassait de cette bulle sonore. Samedi, au milieu des cris du marché des Prêcheurs, je me suis glissée dans son antre. Je ne suis pas montée vers lui pour mieux saisir d’en- bas la rondeur du choral, en percevoir la mécanique subtile. Engranger aussi le sautillement des notes, leurs magiques entre- lacs. En le murmurant ce matin, le choral, les premières mesures s’écoulaient, hésitantes.
sib mib fa sol sol fa fab sol sib lab sol mib fa fab sol re mib
Je voyais bien maintenant où il fallait se préparer à lui tourner la page et je saisissais mieux en risquant un regard oblique vers lui, le moment où le phrasé ne le satisfaisait plus. Il le sollicitait autant de fois que sa rigueur le lui imposait et Bach veillait dans l’atmosphère glacée de décembre. La pièce musicale résumait tous les hivers de l’enfance, là-haut dans l’Est, puis ceux de Provence à peine moins givrés. Car, même Aix est froid. Et terriblement humide en hiver. Ici, pas de vent pourtant, ou si peu. Différente de l’Arles des années de sa jeunesse à elle où soufflait le long des quais du fleuve le redoutable mistral qui léchait le Rhône pour s’infiltrer, patelin, dans la ville figée. De mémoire, les pierres de la Major qui domine le fleuve enseignaient au corps, qui s’attardait dans ce lieu pour l’annuel concert des Noëls d’alors, une préparation matérielle du caveau qui l’attend. Le choral me ramenait aussi à Sainte Claire où, il ne faisait presque plus froid tant notre être crispé en souffrait quotidiennement, tant nous étions LE FROID même ! On nous y avait oubliés, objets dérisoires de l’étude psychiatrique, …
À Aix, la pétrification s’élabore par couches glacées qui s’incrustent en strates patelines sous le manteau épais et jusquedans les bottes fourrées du grand hiver. Dans l’église de La Madeleine, Beau-père, le froid de décembre devenait supportable quand, le dimanche, aux vêpres, vous égreniez ces chorals de Noël pour un public réduit mais qui savait faire la trêve des préoccupations matérielles des fêtes ; et ce public appréciait l’offrande de ces moments précieux. « -Jacques, sois là pour les jeux ; relis ta partition, tu hésites encore quand j’ai besoin de toi. -Pierre, tu as pensé aux programmes ? La couverture ne me plaît pas, mais nous ferons mieux dimanche prochain. Le nombre est suffisant? Dis à Marie Thé d’être à l’accueil une demi- heure avant. – Qui pourra amener Mamée ? Elle tient à « son choral du veilleur » ; vous savez bien que Papé le jouait toujours pour Noël à Cravanche, nous le lui devons ! Un accord tacite entre lui et Le Grand Veilleur… – Babette, monte vite t’asseoir pour le tournement.» Beau-Père… Je n’ai plus froid, enroulée sur le banc de la travée gauche. Là, seulement là où on peut capter les phrases cristallines et paisibles, les notes rares qui vont emplir l’espace, et percevoir, sans pouvoir les retenir, toutes les autres, redondantes qui s’échapperont, inutiles dans l’air frisant des lieux, camouflant à peine le régulier chuintement de l’orgue. Petit oiseau en boule, j’attends qu’il me fasse le signe habituel… « – Madame, vous dormez ? l’église est en chantier. …Le site est interdit au public, c’est dangereux ici. – J’ai rendez-vous pour le concert de demain. Il joue à seize heures trente. Il m’a confié la clé, je dois l’aider à l’orgue. – Vous parlez de qui ? – Monsieur G. joue toujours « le choral du veilleur » en ces temps de l’année. Il dit que l’âme engourdie se vivifie à condition que le veilleur la nourrisse et guette… Venez ! Il a besoin de vous aussi ! – Madame, soyez sensée, Monsieur G. ne vient plus ici depuis longtemps. Le père M. lui a dédié une messe quand il a su… Et puis La Madeleine est fermée depuis trois ans. »
Décembre 2010. À Jean Groelly, mon beau-père.
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