Troisième causerie de l’exercice culturel 15-16 en bibliothèque.

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Causerie du premier mercredi 6/1/16

Bach était avec nous mercredi soir des rois ( 6 janvier 2016). Bernard Gély, organiste musicologue et titulaire de l’orgue à la Madeleine à Aix en Provence, l’accompagnait de mains de maître. Une heure de partage, sur la base de la gratuité pour tous dans un cadre où les livres nous écoutent, prêts à intervenir: la bibliothèque de Bouc.

Dans mon pays , on remercie. Les matinaux, René Char.

Je remercie donc, Marie-Odile Armandon, adjointe à la culture de la ville, nos bibliothécaires autour de Mireille Authié, et Bernard Gély.

Je dédie cette causerie à mon beau-père, Jean Groelly qui fut lui aussi, organiste titulaire à la  Madeleine, à Aix. Et cette nouvelle, écrite pour lui.

Le choral du veilleur.

Le temps de l’Avent marquait toujours le début des répétitions.

Dès la fin du repas, il repartait à La Madeleine et là, dans l’ombre sépulcrale de son espace limité, il s’acharnait sur les jeux, retravaillant

SIb MibFA SOL SOLFA FAbSOL SibLAb SOLMIbFA FAbSOL REMIbla

phrase encore et encore. Le quotidien des douleurs et celui bien plus grand des désillusions s’effaçait quand Bach lui parlait et il semblait que leur complicité nous chassait de cette bulle sonore.

Samedi, au milieu des cris du marché des Prêcheurs, je me suis glissée dans son antre. Je ne suis pas montée vers lui pour mieux saisir d’en- bas la rondeur du choral, en percevoir la mécanique subtile.Engranger aussi le sautillement des notes, leurs magiques entre- lacs.

En le murmurant ce matin, le choral, les premières mesures s’écoulaient, hésitantes. Je voyais bien maintenant où il fallait se préparer à lui tourner la page et je saisissais mieux en risquant un regard oblique vers lui, le moment où le phrasé ne le satisfaisait plus. Il le sollicitait autant de fois que sa rigueur le lui imposait et Bach veillait dans l’atmosphère glacée de décembre. La pièce musicale résumait tous les hivers de l’enfance, là-haut dans l’Est, puis ceux de Provence à peine moins givrés.

Car, même Aix est froid. Et terriblement humide en hiver. Pas de vent pourtant, ou si peu. C’est le redoutable mistral d’Arles qui le rend différent d’elle. De mémoire, les pierres de la Major qui domine le Rhône enseignaient au corps qui s’attardait dans ce lieu pour l’annuel concert de Noël, une préparation matérielle du caveau qui l’attend.

Le choral me ramenait aussi à Sainte Claire où, il ne faisait presque plus froid tant notre être figé en souffrait quotidiennement, tant nous étions LE FROID même !

On nous y avait oubliés, objets dérisoires de l’étude psychiatrique, …

À Aix, la pétrification par le gel s’élabore par couches glacées qui s’incrustent en strates patelines sous le manteau épais et jusque dans les bottes fourrées du grand hiver.

Dans l’église de La Madeleine, Beau-père, le froid de décembre devenait supportable quand, le dimanche, aux vêpres, vous égreniez ces chorals de Noël pour un public réduit mais qui savait faire la trêve des préoccupations matérielles des fêtes ; et ce public appréciait l’offrande de ces moments précieux.

« -Jacques, sois là pour les jeux ; relis ta partition, tu hésites encore quand j’ai besoin de toi.

– Pierre, tu as pensé aux programmes ? La couverture ne me plaît pas, mais nous ferons mieux dimanche prochain. Le nombre est suffisant? Dis à Marie Thé d’être à l’accueil une demi- heure avant.

– Qui pourra amener Mamée ? Elle tient à « son choral du veilleur » ; vous savez bien que Papé le jouait toujours pour Noël  à Cravanche, nous le lui devons  ! Un accord tacite entre lui et Le Grand Veilleur… 

– Babette, monte vite t’asseoir pour le tournement». C’était son mot. Le tournement.

Beau-père…

Je n’ai plus froid, enroulée sur le banc de la travée gauche. Là, seulement là où on peut capter les phrases cristallines et paisibles, les notes rares qui vont emplir l’espace, et percevoir, sans pouvoir les retenir, toutes les autres, redondantes qui s’échapperont, inutiles dans l’air frisant des lieux, camouflant à peine le régulier chuintement de l’orgue.

Petit oiseau en boule, j’attends qu’il me fasse le signe habituel…

« – Madame, vous dormez ? l’église est en chantier. …Le site est interdit au public, c’est dangereux ici.

   – J’ai rendez-vous pour le concert de demain. Il joue à seize heures trente. Il m’a confié la clé, je dois l’aider à l’orgue.

   – Vous parlez de qui ?

   – Monsieur G. joue toujours  «  le choral du veilleur » en ces temps de l’année. Il dit que l’âme engourdie se vivifie à condition que le veilleur la nourrisse et guette… Venez ! Il a besoin de vous aussi ! 

   – Madame, soyez sensée, Monsieur G. ne vient plus ici depuis longtemps.

Le père M. lui a dédié une messe quand il a su… Et puis La Madeleine est fermée depuis trois ans. »

Élisabeth Groelly. Décembre 2010. À Jean Groelly, mon beau-père.